1984 : Porte Dauphine où la mort du clandé
J’ai 23 ans quand Vincent sort de ma vie aussi brutalement qu’il y est entré.
Lorsque je suis confronté à lui, à la brigade des stups et du proxénétisme, 36 Quai des Orfèvres, cela fait presque 24h que les condés ont déboulé en nombre dans le petit bordel clandestin de l’Avenue Victor Hugo. Ils ont tout fouillé, tout renversé et ils nous ont embarqués, Mirella, deux clients et moi.
Et je découvre un Vincent effondré, mal en point, en manque, vieilli.
L’histoire est embrouillée mais je comprends à mesure que la confrontation avance, qu’il a été serré 48 heures plus tôt et qu'il s'agit d’un kilo d’héro et d’un autre de coke.
Tard dans la soirée, nous sommes de nouveaux confrontés. Je minimise comme je peux et je minaude quand les bourres affirment que Vincent est mon proxénète, qu’il m’a contrainte au tapin et qu’en 3 ans, la location de mon cul « lui a rapporté beaucoup d’oseille ».
Je me défends en essayant de ne pas enfoncer l’homme à cause de qui je suis là.
Je concède que je suis une pute et même je le revendique mais je précise que la prostitution est un choix volontaire et que Vincent n'entre en rien dans mon choix.
J’explique qu’il m’a rendu un immense service sans rien exiger en retour, quand je cherchais à débuter dans le métier voilà 3 ans.
J’admets que je fume quotidiennement du shit ou de l’herbe mais je jure que j’ai mes propres sources d’approvisionnement et concernant la coke, je ne démords pas de ma version : je n’en consomme que très occasionnellement, je n’ai jamais vu Vincent en dealer et encore moins m’en fournir…
D’ailleurs, je vois rarement Vincent, tout au plus une fois par semaine…
Je veux tant convaincre que je finis par en dire trop ou pas assez. Et je m’embrouille devant les éléments que possèdent les flics et qu’ils m’opposent. Je patauge et je m'enfonce en répondant aux questions sur telle ou telle circonstance précise. Malgré les évidences, je mens sur le nombre de clients que je fais, je rame sur mes horaires, sur les tarifs que je pratique, sur le rôle de Mirella, sur les mouvements d’argent entre Vincent et moi, sur les hôtels où il m’emmène me faire sauter, sur les partouzes où il me jette en pâture. Quand les flics me parlent d’esclavage sexuel, je me rebiffe. Mais ils n’ont rien à foutre de ce que je peux leur objecter.
Ils me montrent un jeu de photos... Vincent était filoché depuis des mois.
Si l'on considère seulement l'affaire de dope, les policiers prédisent à Vincent dix ans de zonze.
Auxquels s'ajoutera la probable condamnation pour proxénétisme aggravé.
La confrontation close, Vincent est menotté dans le dos. Quand deux inspecteurs l’emmènent, il n’a pas un regard pour moi… Il est gris, piteux et tremblant. Il me paraît encore plus vieilli et plus misérable.
Je ne sais pas encore que c’est la dernière image que je vais garder de lui.
Pendant de longues heures encore, j’ai le loisir de visiter un nombre considérable de bureaux et de cages exigües, d’être confrontée à un tas de gens que je n’ai jamais ou rarement vus, de répondre inlassablement aux mêmes questions posées vingt fois de suite par dix poulets différents, de passer une nuit moyenâgeuse au Dépôt dans la cellule réservée aux travesties et d’atterrir au matin, face à un OPJ aux airs bourrus de père de famille lambda. Celui-ci m’informe que je suis considérée comme la victime d’un proxénète, que je suis hors de cause mais que pour faire bonne mesure, je fichée comme prostituée et je suis inculpée de détention de stupéfiants pour les quelques grammes de shit qu’on a trouvés en perquisitionnant ma chambre de passes. Je serai convoquée ultérieurement par un juge qui me prescrira sans doute un suivi psycho-social. Mais je suis libre : - « La Loi française considère que la personne prostituée est une victime… T’es pute donc t’es victime. Tu étais forcée de te prostituer dans un clandé... Point barre ! Cherche pas à comprendre et signe-là ! Et démerde-toi pour par revenir nous voir ! »
Lorsque vers les 13h, je quitte le 36, l’univers clos dans lequel j’évoluais depuis presque 3 ans est en ruine.
Avec le sac plastique bourré de fringues, de lingerie et d’escarpins que j'ai récupéré un instant plus tôt au greffe du Quai des Orfèvres, avec mon manteau de femme et mon 501 délavé, ma barbe de deux jours et mes sourcils épilés, mes cheveux longs teints en blond et permanentés, mes ongles rouges abimés par la garde à vue, je me sens sale, ridicule et pour la première fois depuis très longtemps, j'éprouve de la honte.
La vie s’est chargée de bouleverser une situation que je me sentais bien incapable de modifier par ma propre volonté.
Je ne possède rien d’autre que ce que je porte sur moi.
Heureusement, deux jours plus tôt, avant de m’embarquer au 36 et de mettre l’appartement sous scellés, les flics m’ont permis de jeter dans un sac plastique quelques vêtements féminins auxquels je tenais et ils m’ont autorisée à m’habiller assez décemment, c’est-à-dire mi homme mi femme.
Je marche librement vers les Halles, sur les trottoirs envahis de gens normaux.
Après trois ans de bordel clandestin, après les partouzes où j’ai abandonné toute dignité, après des années de soumission volontaire et pour finir, après les flics qui m’ont jetée à la rue comme une sinistrée, je n’ai nulle-part où aller.
Je me vois mal retourner chez papa-maman, comme si de rien n’était…
Je me vois encore moins rappliquer chez mes copains d’avant Vincent.
Qu'est-ce que je leur raconterais ?
Si je débarquais avec mes mèches blondes, ma coiffure à la lionne, mes ongles manucurés au vernis écaillé, mes airs indéniables de pute, mes trois ans d’absence et mes milliers de passes qu'est-ce que je pourrais bien leur raconter? J’aurais vraiment trop honte d’avouer. Ou de mentir. Ou pire, d’assumer, de dire que j’ai aimé ça et que suis perdue sans.
Je retire de l’argent à un distributeur puis, je reprends lentement mes esprits dans un bar en cachant mes mains au serveur qui m'apporte un café allongés et des croissants au beurre, les plus délicieux de mon existence. Ensuite, ayant puisé le courage d’affronter avec une certaine indifférence les regards intrigués qui glissent vers moi et se dérobent dès que je fais un mouvement, je quitte le café et j'entre dans le premier Monoprix pour y faire des emplettes de garçon et des emplettes de fille avec le sentiment qu'il me faut rétablir au plus vite, je ne sais trop quel équilibre.
Plus tard, rue des Acacias, dans le XVIIème arrondissement où me dépose un taxi, je prends une douche réparatrice dans un hôtel au chic un peu borgne où j’ai déjà servi de femelle à trois israéliens dans la chambre desquels Vincent m’avait conduite un soir pour me regarder les sucer et me faire enfiler.
Après la douche, je me rase et m’épile soigneusement.
C’est un long soir de début de printemps.
Il fait encore clair.
La lumière du jour s’attarde dans un délicat ciel de porcelaine.
Je m'allonge sur le lit pour prendre le temps de réfléchir. Et je fais le point... Vincent et sa marraine, la véritable propriétaire de notre bordel clandestin, sont au trou pour au moins quelques mois. Mirella aussi... Si l’on excepte trois petites traves algériennes qui tapinaient pour Vincent, à la Porte Dauphine (et dont j’ai découvert l’existence aux cours des auditions et des confrontations), je suis la seule à être sortie libre du 36.
«… T’es pute donc t’es victime. Tu étais forcée de te prostituer dans un clandé... Point barre ! Cherche pas à comprendre et signe là ! » m’a dit l’OPJ.
Pute donc victime, c'est comme s'il m'avait donné le feu vert pour continuer le tapin.
Je n'ai pas besoin de fric en fait... Il ne s’agit pas de me refaire financièrement.
En dépit des arnaques de Vincent et de la taxe indue que Mirella prélevait sur toutes mes passes, mes 3 ans de putanat m’ont tout de même permis d’accumuler un pécule conséquent que j’ai placé sur un compte à la Poste de l’avenue Victor Hugo.
J’ai de quoi tenir plusieurs semaines, 2 mois peut-être 3 si je fais gaffe.
Mais j’ai surtout besoin de me sentir quelque chose.
Et à cet instant, avec mes 23 ans dont trois enfermée volontairement dans un bordel clandestin sous l’influence d’un homme bien plus âgé que moi, je me figure naïvement en Jeanne d’Arc version pute…
Il m'est douloureux de songer à Vincent, dans sa cellule, livré à lui-même, seul. Contre toute évidence, je me persuade que c’est un devoir de le soutenir. Je l’aime, il m’aime... Je songe à lui envoyer tout ce que je possède avant de me souvenir qu’il m’a déjà suffisamment volée comme ça…
Je décide finalement et résolument que je vais tapiner et que je le ferai cantiner.
Allongée sur le lit, je rêvasse. J'imagine le jour de sa sortie.
Vraie femme vêtue d’un tailleur strict, je suis venue l'attendre à la porte de la prison. Mais au lieu de sortir, Vincent m'entraîne avec lui dans la taule. Il s'y promène comme s'il était chez lui, me présente "Mélina, ma p'tite pute...", aux matons, au directeur, aux détenus qui viennent aux nouvelles...... Il m'installe dans sa cellule, veut que j'enlève ma jupe, ma culotte, que je m'allonge sur le lit... Je lui obéis docilement… ... Je me réveille en sursaut.
Il est déjà 22 heures !
Je m’apprête avec autant de soin que deux jours plus tôt quand je me préparais à recevoir les clients Avenue Victor Hugo. L'habillage et le rituel des préparatifs m'excitent sexuellement... La concentration du maquillage me calme et illumine peu à peu la part de pute qui est en moi.
Je me rassure en me contemplant longuement dans le miroir de l’armoire.
A 23 heures, très court vêtue mais bien couverte, la jarretelle néanmoins bien visible sous la mini-jupe plissée, perchée haut sur des escarpins vernis, la démarche ondoyante et le maquillage outrageux pour cacher la fatigue accumulée durant la garde à vue , je suis en embuscade du côté de la Porte Dauphine.
Ma honte passagère de l'après-midi s’est muée en esprit de revanche.
J'veux d'la bite !
Et je suis là pour dérouiller.
Il est 23h10 quand la première voiture s'arrête à ma hauteur.
- Bonsoir beauté
- Bonsoir chéri...
- C'est combien ?
- 100 francs la pipe. 200 l'aaamour... anaaal bien sûûûûr"
- ok... monte !
- Merci chéri...
- T'es nouvelle ici ? je t'avais jamais vue ?
- Oui, je suis nouvelle...
suite in : « maintenant, suce sans les mains, connasse…»
6 years ago